De plus en plus d’actions internationales ne prennent même plus la peine de se justifier en droit
Même si les arguments étaient fallacieux, Vladimir Poutine avait cherché à justifier l’invasion de l’Ukraine en invoquant le droit international. Aujourd’hui, s’inquiète le professeur en droit public dans une tribune au « Monde », des puissances comme les Etats-Unis et Israël ne cherchent même plus à donner le change juridiquement. Cette « franchise » n’est pas sans conséquence.

Depuis le 26 juin 1945 et la signature de la Charte des Nations unies, le monde repose sur un ordre international articulé autour d’un principe cardinal simple : tout faire pour maintenir la paix et la sécurité dans le monde. L’Organisation des Nations unies et d’autres institutions internationales nées au sortir de la guerre ont ainsi été créées pour les préserver par divers moyens – à commencer par l’interdiction du recours à la force entre les Etats – et prévenir le retour d’une guerre mondiale.
Ce nouvel ordre a fait naître une certaine éthique des relations internationales, fondée, comme toute éthique, sur le questionnement. L’interrogation centrale peut se formuler ainsi : l’action de mon Etat sur la scène internationale peut-elle être fondée en droit international ? Puis-je trouver des bases juridiques communément reconnues ou un titre de compétence me permettant d’agir de telle ou telle manière à l’égard des autres souverains ?
Naturellement, de nombreux Etats cherchent toujours à interpréter à leur avantage le droit international qui, parfois, leur est manifestement défavorable. Il y va ainsi du concept de légitime défense consacré par l’article 51 de la Charte des Nations unies, dont les Etats-Unis, par exemple, ont à plusieurs reprises défendu le caractère possiblement préventif – une interprétation que la Charte ne prévoit pas explicitement.
Recherche de la justification
Toutefois, on constatait jusqu’à peu que, même lorsque des notions juridiques aussi fondamentales que celle de la légitime défense étaient malmenées, le principe directeur restait celui de la tentative de justification de tout acte en droit international, impliquant un questionnement minimal. Vladimir Poutine lui-même, le jour de l’« opération militaire spéciale » en Ukraine, a invoqué divers arguments pour tenter de justifier juridiquement cette agression. Quand bien même ils s’appuyaient sur une interprétation hautement contestable des dispositions applicables, ils témoignent d’un effort – fût-il fallacieux – visant à donner une assise juridique à une violation flagrante du droit international. Cette recherche de la justification, perceptible même au cœur des conflits, repose sur l’idée simple que tout Etat a, de manière générale, intérêt à respecter le droit international ou à prétendre le respecter, car c’est ce même droit qui garantit son existence, sa souveraineté et sa sécurité en tant qu’Etat.
Or, depuis 2024 au moins, il semble que ce questionnement tende à disparaître. Un certain nombre d’Etats profondément unilatéralistes ne prennent même plus la peine de s’interroger sur la conformité de leurs actes avec les normes internationales, ni de tenter de les justifier. Il y va ainsi de Donald Trump, lorsqu’il exprime le souhait d’annexer certains Etats ou zones, ou encore lorsqu’il décide unilatéralement des tarifs douaniers sans se soucier le moins du monde du droit international applicable. Il en va de même de l’Etat d’Israël, qui ne cherche plus à fonder ses actions sur le droit international. En marge des crimes de guerre, contre l’humanité et peut-être de génocide en cours à Gaza, l’arraisonnement, en juin, du navire Madleen, transportant de l’aide humanitaire et des militants pacifistes, en est un exemple : cet acte, en contradiction manifeste avec le droit de la mer et le droit humanitaire, n’a donné lieu à quasiment aucune tentative de justification juridique.
Quel ordre international pour demain ?
De même, l’agression américaine contre l’Iran, en juin, ne respecte aucune norme du droit international et ne s’accompagne d’aucun discours cherchant à la légitimer sur ce plan. Bien au contraire, un nouveau récit des relations internationales prend place. D’après ce narratif, le bombardement américain de sites nucléaires iraniens, réalisé en dehors de tout cadre onusien et en violation totale de la Charte des Nations unies, serait pleinement justifié par l’irrespect, par l’Iran, de plusieurs de ses engagements internationaux. Plus encore : l’agression contre l’Iran ne devrait même pas être analysée à l’aune du droit international, qui serait devenu inopérant voire inexistant du fait de ses violations flagrantes par divers acteurs ces dernières années et décennies. L’on ne pourrait assurer la paix que par la force.
Cette situation ne peut que nous pousser à nous interroger. Quel bouleversement fondamental des circonstances, au-delà des comportements unilatéralistes des uns et des autres (souvent des plus puissants), rendrait soudainement l’équilibre de 1945 obsolète ? Ces Etats unilatéralistes auraient-ils oublié l’horreur de la guerre et l’absurdité qu’il y aurait à vivre dans un monde sans principe de souveraineté ni de coexistence pacifique ? Ou bien leurs obsessions sécuritaires et électorales internes éclipsent-elles toute réflexion de fond sur la question ?
Par-delà les violations dramatiques du droit international que le monde contemple, impuissant et médusé, depuis plusieurs mois, se profile peu à peu une prétention, par des Etats puissants qui violent allègrement les principes d’un droit international qu’ils ont pourtant bâti pour préserver la paix et leurs privilèges après 1945, à fonder une nouvelle éthique des relations internationales. Si une nouvelle éthique du maintien de la paix, fondée sur autre chose que le droit se dessine, sur quoi repose-t-elle, sinon sur la force ? Au moment de célébrer les 80 ans de la signature de la Charte des Nations unies, quel ordre international voulons-nous pour demain ?
Sur ce point comme sur d’autres, la voix de l’Europe peut compter. Encore faut-il qu’elle ne cède pas aux sirènes populistes et s’affirme comme une puissance de paix, capable de jouer un rôle que des Etats autrefois piliers de l’ordre international ont délaissé au profit d’intérêts court-termistes.
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Publié le 01/07/2025 ∙ Média de publication : Le Monde
L'auteur

Raphaël Maurel
Directeur des études et du plaidoyer